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Le géant

On ignore comment cela a pu arriver. C'est le facteur qui le premier remarqua le petit tas de terre, au milieu d'un pré. Il pensa à une marmotte. Elles sont légion, dans le coin. Elles surgissent, çà et là, donnant au terrain des allures de massif montagneux.

Durant la nuit, le petit tas se développa. Il prit des proportions trop importantes pour que l'on continue de croire qu'il était l'œuvre d'un animal. Tout le village s'en émut, mais personne n'osa donner un coup de pelle là-dedans.

Le tas prit encore du volume. Il devint un monticule de belle taille. Trois jours plus tard, après avoir encore enflé, il se fendit au sommet. On vit alors apparaître des cheveux. On clôtura le pré vite fait et on interdit aux villageois de s'en approcher.

Maintenant la tête est sortie de terre. Une tête énorme, celle d'un géant, c'est fatal. Le cou, puissant, commence à émerger. On sait bien, ici, que dans une semaine au plus tard le corps sera entièrement venu. En attendant, on est prudent. Pas une mauvaise parole sur le géant. Rien que des louanges. C'est que le géant a de grandes oreilles ! Il pourrait prendre ombrage des réserves émises à son égard.

Chute de pierres

L'altitude était indiquée sur une borne : deux mille mètres. Je me tenais au bord du précipice, en proie à la sensation enivrante de dominer le monde. Un sentiment de puissance et d'invulnérabilité. Les villages, dans la vallée, semblaient minuscules. La route, en bas, étroit ruban de coton gris, serpentait maladroitement à travers la montagne, accentuant par comparaison la majesté du site. Il me semblait que je n'avais qu'à crier des ordres pour que les arbres et les clochers s'avancent jusqu'à mes pieds, qu'ils se courbent pour me vénérer et me rendre grâce d'être aussi invulnérable, aussi puissant.

Un bruit sourd m'arracha à cette rêverie. Je me retournai et vis des pierres rouler du sommet surplombant la route où j'étais arrêté. Elles furent sur moi avant que j'aie pu faire un écart. Lune d'elles heurta mes jambes. Je perdis l'équilibre et roulai sur la pente du ravin. Je ne me rappelle pas avoir souffert. Ce dont je me souviens avec précision, c'est de mes mains qui, les premières, prirent l'apparence du granit. Dans l'instant qui suivit, mon corps tout entier devint pierre. Ma chute vers la vallée se fit de plus en plus rapide. Je rebondissais sur les rochers, j'éclatais en mille débris. Mes membres pierreux un à un se brisaient. Je terminai ma course, érodé, poli, près de mille mètres plus bas, contre un talus imprévisible. J'ai toujours ma conscience. Pas une conscience de caillou, ça non, une belle conscience humaine. Chaque nuit, j'entends les appels et les plaintes des autres pierres, celles que j’appelle mes sœurs, parce que je sais que leur passé n’est pas différent du mien.